Bourguiba à Tunis : 2 mars 1963

 

 

 

Il y a presqu’un an, le 20 mars 1962, date anniversaire de la signa­ture du protocole de l’indépendance, le Conseil National se réunissait pour l’adoption du Plan par le Néo-Destour et titre faire de la planification une partie intégrante de la mission du Parti. Nous tenions à assurer au Plan l’enthousiasme et l’abnégation nécessaires à son plein succès. Nues voulions le faire bénéficier d’une adhésion massive qui le ferait apparaître non pas comme une oeuvre de techniciens, mais comme une entreprise engagée et assumée par le Parti lui-même en tant que moteur essentiel du Pouvoir. Tel était l’objectif assigné au Conseil Natio­nal de 1962. Il devait être atteint après avoir fait l’objet de consultations populaires à tous les échelons, puis ratifié par le Conseil Economique et Social, enfin voté par l’Assemblée Nationale. Depuis lors, la réalisation du Plan fait partie de la mission du Néo-Destour.

Notre Conseil National du 20 mars 1962 s’était tenu juste au lende­main de l’accord sur le cessez-le-feu intervenu entre la France et le F.L.N. Cet événement m’avait fourni le sujet du préambule de nom discours d’ouverture. Je félicité de la Victoire éclatante remportée par nos frè­res algériens et j’avais formé des voeux pour la stabilité du nouvel Etat et le succès de ses dirigeants, qu’attendaient des responsabilités redoutables après l’arrêt des hostilités.

II y a quelques semaines, le Bureau Politique décidait de convoquer de nouveau le conseil National pour faire le point du travail accompli depuis un an. Je me souviens, en effet, avoir formulé, dans mon discours du 20 mars 1962, le vœu que le National se réunisse périodiquement pour juger de l’application de notre Plan, étudier les, difficultés auxquelles il se heurterait et les moyens propres à les réduire, en un mot, pour nous consulter et examiner en commun tous aménagements ou corrections que l’expérience aurait rendus nécessaires.

Nous ne devons pas oublier cependant que la convocation du Conseil National d’aujourd’hui a été décidée au lendemain du complot contre la sûreté de l’Etat. Ce dernier événement avait provoqué, on s’en sou­vient, une consternation générale et ne pouvait manquer d’avoir une certaine répercussion    sur notre action. Il nous faut en tirer des enseignements utiles.

Telles sont les deux préoccupations qui nous ont amenés à réunir ce Conseil National.

Tout Comme la dernière fois, je commencerai ce discours inaugural en évoquant l’Algérie. Je vous disais, le 20 mars 1962, que certains milieux colonialistes n’avaient pas «digéré» l’indépendance de l’Algérie. Je prévoyais alors des convulsions inévitables, encore que vouées à l’échec. Je prévoyais aussi que l’Etat algérien sortirait vainqueur de cette nouvelle épreuve. Je m’étais félicité de voir les dirigeants algériens choi­sir la voie de la négociation et préserver, en dépit de tout le sang versé, les chances d’une coopération fructueuse et nécessaire avec la France. C’était à nos yeux un point que nous avions, au cours de notre lutte, adopté une attitude similaire, nous pouvions espérer qu’une telle harmonisation des rapports de nos deux pays avec la France leur serait bénéfique. En effet, elle faciliterait l’établissement d’une coopération tuniso-algérienne qui en se développant, acheminerait progressivement les deux pays vers une formule d’union qui leur donnerait certainement plus de force et de poids dans leurs relations avec les tiers.

La conjoncture paraissait propice.

Nos prévisions se sont en partie réalisées. Le cessez-le-feu n’a pas mis un terme à l’effusion de sang, les organisations terroristes françaises ayant continué à sévir clandestinement ou au grand jour. Il n’en demeure pas moins, et c’est là ce qui importe, qu’un Etat algérien s’est dégagé, un gouvernement national s’est installé qui consolide de plus en plus son autorité et prend conscience d’une indispensable coopération.

Un nuage est cependant venu assombrir ces perspectives que nous accueillions avec faveur: l’enquête menée à la suite de la découverte du complot a établi que les conjurés avaient des contacts en Algérie où ils trouvaient soutien et encouragement. Fidèle à ma franchise coutumière, j’ai dénoncé publiquement cette situation équivoque. Je sais, certes, que certains pays fières n’hésitent pas à s’entre-déchirer, tout en faisant semblant d’entretenir d’excellents rapports. Ce n’est pas dans mon caractère. Le 17 janvier, au cours d’une conversation téléphonique, je faisais part à M. Ladgham de mon intention de dire, le lendemain, dans mon discours au peuple, toute la vérité sur ce point. Entre Etats    indépendants et souverains, à plus forte raison entre voisins et frères, doit régner un minimum de loyauté et respect mutuel. II y a des diplomatiques auxquelles on est tenu de se conformer. Dans mon discours du 18 janvier, je devais, pour ainsi dire, crever l’abcès. Une telle opération, pour douloureuse qu’elle soit, est toujours salutaire. Une fois l’abcès vidé, la blessure ne tarde pas à se cicatriser. La fièvre est au­jourd’hui apaisée et l’atmosphère est de nouveau à la compréhension mutuelle.

Lors de la crise, j’ai dit que je ne tenais pas à envenimer davantage la situation. C’est pourquoi il m’est particulièrement agréable d’annoncer au peuple tunisien et en particulier au conseil National du Parti que nos rapports avec le Gouvernement algérien se sont nettement améliorés, à la suite de la conférence de Rabat. Nos partenaires ont manifesté d’excellentes dispositions. On nous a assurés qu’il n’entrait nullement dans les intentions des responsables algériens de faire du tort à l’Etat tunisien ou de vouloir du mal à Ses dirigeants. Quant à nos liens d’ami­tié traditionnelle avec le peuple algérien, ai-je besoin de dire qu’ils ne sont nullement en cause et qu’ils ne sauraient souffrir de ces vicissitudes.

 

Le Peuple et le Parti doivent savoir que la bonne volonté algérienne ne fait aucun doute. Des propos encourageants ont été tenus: ils ont été suivis d’actes, de décisions concrètes qui, du reste, en annoncent d’autres pour un proche avenir. Avant longtemps s’estompera le souvenir d’une crise que nous avons été les premiers à déplorer. Un échange d’ambassa­deurs pourra sans doute intervenir au cours de ce mois. Les rapports des deux pays pourront alors s’engager dans une phase constructive et fructueuse.

Si l’unité du Maghreb demeure notre idéal, si elle constitue un but encore lointain que nous ne pouvons atteindre que par étapes, néanmoins, nous pouvons nous fixer d’ores et déjà un objectif moins présomptueux et immédiatement accessible une coopération loyale, notamment dans deux domaines importants : le domaine culturel et le domaine économi­que.

 

En matière culturelle, l’Algérie pourrait plus facilement atteindre ses objectifs en coopérant étroitement avec la Tunisie. Nous parlons le même langage. Le problème de la langue étrangère véhiculaire se présente à nos deux pays de la même façon. Les algériens connaissent nos méthodes d’enseignement pour avoir eu l’occasion d’en bénéficier au sein même de nos établissements. Nous sommes, quant à nous, disposés à tous les sacrifices pour leur venir en aide. Une coopération culturelle étroite entre nos deux pays fera que les générations montantes, algériennes et tunisiennes, auront des affinités intellectuelles et spirituelles profondes et qu’elles trouveront, dans leur approche des problèmes qui les concernent, une sorte de dénominateur commun. A l’heure actuelle, nombre de jeunes Algériens poursuivent leurs études dans nos écoles. D’autres, rapatriés, aimeraient y revenir. Nous restons, quant à nous, disposés à envoyer des enseignants en Algérie ou à accueillir chez nous de jeunes étudiants algériens.

De même, dans le domaine économique, tout nous invite à coopérer. Nous gagnerions à harmoniser notre commerce extérieur et notre produc­tion, à trouver un terrain d’entente pour évacuer la production pétrolière vers la mer. Il semble, en effet, que son acheminement à travers la Tunisie soit le plus rentable. En somme, les données économiques et géographi­ques de nos deux pays sont, par bonheur, conformes aux voeux de nos peuples et favorisent leur union. J’espère qu’avant notre prochain congrès, que nous avons déjà intitulé «le Congrès de l’Évacuation», ces es­poirs seront réalisés ou qu’ils seront en train de l’être.

Avant d’en terminer à propos du Maghreb, je voudrais rendre hom­mage aux dirigeants, marocains auxquels revient le mérite de la médiation qui a abouti au dénouement de la crise tuniso-algérienne. M. Ahmed Balafrej, comme vous le savez n’a pas ménagé ses efforts. A la suite de sa visite en Tunisie, une délégation tunisienne s’est rendue à Rabat. En l’occurrence, le gouvernement marocain a manifesté une bonne volonté remarquable et d’excellentes dispositions à la coopération. Mais le différend qui nous divise à propos de la Mauritanie persiste. Cependant, l’Etat mauritanien existe, les Etats africains tour à tour le reconnaissent, même ceux qui font partie du groupe de Casablanca et qui, pour la plupart, l’ont plus ou moins ouvertement reconnu.

Si nos rapports avec Rabat sont aujourd’hui excellents, ils risquent toujours de buter sur cette affaire de Mauritanie qui a continué de nous diviser à l’heure même où nos amis marocains s’employaient à dénouer la crise tuniso-algérienne. Faut-il donc attendre que M. Khemisti prenne son bâton de pèlerin et vienne, à son tour, nous offrir ses bons offices ?

En fait, l’affaire de Mauritanie est largement dépassée par les événe­ments. Plus j’y réfléchis, et plus je suis convaincu qu’elle est sans commune mesure avec l’importance des problèmes qui nous préoccupent. Elle hypothèque gravement notre avenir, nos intérêts communs, l’œuvre que nous sommes condamnés à entreprendre ensemble pour survivre et bâtir notre destin. Il ne s’agit donc pas d’un problème mineur. Pour le résoudre, il n’y a que deux méthodes. La première est celle qui a été adoptée à l’égard de la France, la cause première du problème mauritanien : le Maroc a décidé de retirer du contentieux franco-marocain l’affaire maurita­nienne. Il peut en faire autant à l’égard de la Tunisie

La seconde consiste à trouver au problème une solution maghrébine: puisque le Maroc tient a avoir des «liens spéciaux» avec la Mauritanie, pourquoi ne pas envisager ces rapports dans un cadre maghrébin ? Grâce à ce biais, tous les pays du Maghreb, y Compris la Mauritanie auront entre eux des « liens spéciaux» et cette voie pourrait constituer un raccourci vers la réalisation d’un Grand Maghreb uni comprenant aussi la Mauritanie. Dès lors, nous pourrions nous organiser, élaborer des projets à longue portée et entreprendre des réalisations à l’échelle des quatre pays. Nos plans de développement cesseraient d’être nationaux pour englober tout l’ensemble maghrébin. Il est même souhaitable que leur effet s’étende à la Libye. bien que sa situation soit quelque peu particulière. Pour notre part nous acceptons cette solution, d’autant que la Mauritanie pourrait constituer ainsi un trait d’union entre l’Afrique Noire et l’Afrique blanche.

Dans la mesure où l’on tient sincèrement à sortir de l’impasse, on peut donc le faire sans difficulté majeure. Aucun homme d’Etat responsable des destinées d’une nation ne saurait négliger l’établissement d’un ordre de priorité dans ses préoccupations. L’important doit céder le pas à l’essentiel. Sur cet ordre de priorité, l’histoire nous jugera. Auparavant, nos peuples nous auront demandé des comptes.

Enfin, nous allons avoir à définir notre attitude face au Marché Com­mun européen. L’économie des trois pays du Maghreb est en effet étroitement liée à celle de la France et partant à celle de l’Europe des Six. Telle est indéniablement la réalité géographique et historique. Aucune vaine passion ne saurait nous la faire oublier. Dans la mesure où nous parviendrons à trouver une formule valable de coopération avec la C.E.E., nous n’hésiterons pas à l’accepter. Nous ne souffrons d’aucun complexe. Nous sommes réalistes.  Dans notre ordre de priorités figure en première place la lutte contre le sous-développement. Et tout ce qui nous aidera dans cette lutte sera le bienvenu.

Dans le préambule de mon discours du 20 mars 1962, j’avais égale­ment évoqué la question de la coopération avec la France. Nos relations avec la France avaient alors connu une crise qui est en train de se dénouer peu à peu. Les impératifs d’une coopération profitable aux deux parties l’ont emporté sur les rancœurs et la méfiance. Après la crise de Bizerte. comme vous le savez, les relations diplomatiques ont été rétablies. Des négociations ont permis de conclure des conventions relatives notamment au régime douanier et aux dommage de guerre. Le contentieux tuniso­-français s’en est trouvé allégé d’autant.

Il restait cependant le problème des terres de colonisation, mises sous séquestre avant et après la crise de Bizerte et représentant une superficie totale de 150.000 hectares. Ces domaines étaient en notre possession sans que leur statut fût réglé par un accord entre les deux gouvernements. Cet accord vient d’être signé ce matin-même. Je veux, à cette occasion, rendre hommage, avec la franchise que vous me connaissez, aux efforts déployés par l’Ambassadeur de France. M Sauvagnargues, pour faire aboutir les négociations (vifs applaudissements). M . Sauvagnargues peut se réjouir de l’enthousiasme unanime avec lequel le Parti salue ses efforts en lui ren­dant un hommage empreint de reconnaissance et de considération. Nous voilà débarrassés d’une épine qui a toujours été une gêne dans les rapports franco-tunisiens. L’année prochaine, sera réglé le sort des soixante mille hectares restants de terres céréalières. Ainsi, sans répit nous poursuivrons nos efforts pour le règlement total du problème posé par les terres de co­lonisation.

La question est d’une importance considérable. Une grande part de notre patrimoine économique nous est ainsi rendue qui, dans le cadre de notre planification et de notre législation orientées dans le sens de la jus­tice sociale, sera utilisée au bénéfice du plus grand nombre possible de nos concitoyens. Voilà ce que nous appelons le socialisme destourien.

La justice sociale est un préalable nécessaire à l’accroissement de la production. Dans la mesure, en effet, où il se rend compte que le fruit de ses efforts n’est pas détourné au profit de tel ou tel personnage, dans la mesure où il se sent à l’abri de toute injustice, le producteur se livre à sa tâche avec ardeur et enthousiasme et utilise toutes les ressources de la technique et de l’intelligence; il doit se convaincre que son effort profite à la Nation tout entière.

Et j’en viens ainsi au problème majeur qui nous préoccupe tous et qui a déjà fait l’objet d’une étude approfondie lors du dernier Conseil Natio­nal : la planification. Il est nécessaire que nous fassions le point de la situ­ation et examinions les difficultés rencontrées en cours de route, y compris celles qui ont servi de prétexte au complot. L’enchaînement des effets et des causes nous conduira au cœur même du problème.

Disons tout de suite que ces difficultés n’ont fait que renforcer davan­tage notre détermination. Bien plus, ces mêmes difficultés, les récrimina­tions soulevées par l’exécution du Plan, constituent pour nous un précieux critère. C’est le signe que nous sommes sérieusement engagés dans la voie tracée, qu’il ne s’agissait pas de propos en l’air, mais d’une oeuvre sérieuse menée sans faiblesse. L’austérité que nous prônons n’était donc pas un vain mot. Nous nous devions de la traduire dans les faits, en nous impo­sant les restrictions nécessaires. C’est ainsi que nous avons mis le doigt sur la plaie. Nous sommes, cependant, toujours décidés à atteindre nos objectifs en recourant le moins possible à la contrainte. Si des grincements, se font entendre dans la machine, nous avons le devoir d’y regarder de plus près. S’il s’agit d’impressions fausses, d’erreurs d’appréciation, notre tâche consiste alors a redresser certains points de vue, à persuader ceux qui de bonne foi n’ont pas compris, Si par contre, nous avons affaire à des saboteurs, la vigilance sera de rigueur : nous devrons par tous les moyens dont dispose l’État, défendre l’œuvre de la Nation.

J’ai déclaré, l’année dernière, que la planification est une entreprise sérieuse dont il nous faut suivre de près la réalisation. Ce n’était pas une déclaration platonique. C’est avec vigilance que nous devons tous veiller à l’exécution du Plan, toujours prêts à y apporter, en cours de route, les corrections qui pourraient s’avérer nécessaires, mais fermement dé­cidés à aller jusqu’au bout quoi qu’il puisse nous en coûter.

Des difficultés, il en existe bien sûr. Des obstacles aussi. C’est dans l’ordre des choses et dans la nature des hommes. Nous nous y attendions, résolus à les affronter. Nous savions que la grande majorité de nos populations est loin d’avoir atteint ce degré de maturité propre aux Anglais, aux Hollandais ou aux Suédois. Beaucoup ont encore une vision anachronique du monde. Ils sont empêtrés dans une foule de préjugés et de croyances soi-disant religieuses, telle cette notion de la part iné­luctablement dévolue à chacun par la Providence. Ils restent prisonniers de cet individualisme forcené qui est source d’égoïsme, qui mène à une désintégration de toute action collective, basée sur la solidarité de tous, qui place la vie et l’au-delà sous le signe du « sauve-qui-peut». C’est la source principale des difficultés auxquelles nous savions devoir nous heurter.

En dépit de tous nos efforts pour éclairer, expliquer, convaincre, au moyen de réunions, de conférences, de meetings, il y a eu des récrimi­nations. Je considère pour ma part que c’était inévitable, Notez que nous aurions pu nous épargner tous ces ennuis en recourant à la démagogie comme dans certains pays. Il aurait suffi de quelque argent que nous aurions pu distribuer sous forme d’aumône à ces masses faméliques en haillons tous les vendredis après la prière. Et les clameurs recon­naissantes de monter vers le Gouvernement et le Président, tandis que la faim, le dénuement, la mendicité, se donneraient libre cours et que la marée de la démographie galopante finirait par submerger nos villes, et nos campagnes. Dans vingt ans, ce serait la Catastrophe. Mais dans vingt ans je lie serais plus là. Après moi, le déluge!

Eh! bien, non! je n’ai jamais pris à la légère une responsabilité et je ne le ferai jamais. Nous ne saurions renoncer au sérieux et à la sincé­rité dont nous avons fait notre règle d’action, dûssions-nous heurter parfois 1e sentiment populaire, comme il est arrivé dans certaines phases de la lutte nationale, par exemple au sujet de notre position vis-à-vis de l’Allemagne hitlérienne, ou de la poursuite de la résistance sous le Rési­dent Général Voizard.

Mais, dans le même temps, je m’emploie à expliquer et à persuader par le contact direct. En dépit de cette précaution, certains ont parlé de pouvoir personnel et de dictature. Votre seule présence ici, vous qui représentez toutes les couches de la population, s’inscrit en faux contre cette accusation. Non, on ne peut sérieusement affirmer que ce spectacle traduise un quelconque pouvoir personnel de Bourguiba! Seulement, je Suis intraitable sur le chapitre de la probité. Ceux qui veillent sincèrement le bien du pays peuvent en toute liberté exposer leur point de vue. Nous leur disons: voici nos objectifs et nos réalisations. Vos remarques et vos critiques, à condition qu’elles soient sincères, objectives, constructives, ne seront jamais rejetées.

Bien des yeux se sont déjà ouverts sur les résultats acquis. Les commerçants acceptent maintenant la constitution de sociétés et admettent l’intervention de l’État dans l’assainissement du circuit commercial. Ils admettent que la réduction du nombre des intermédiaires est avantageuse pour le consommateur et pour eux-mêmes. Les opérations commerciales ne relèvent plus désormais de la spéculation qui les apparentait aux jeux de hasard. Organisées rationnellement, elles sont entourées de la plus grande sécurité possible.

Comme nous venons de le dire, cette conception gagne progressi­vement du terrain au détriment du vieux système et des pratiques an­ciennes. Je n’en veux pour preuve que la multiplication des sociétés ré­gionales de commerce et l’accueil enthousiaste qu’elles rencontrent partout.

Mais il est une autre difficulté qui ne provient pas, celle-là, de nos Anciens accrochés au passé, mais de certains de nos jeunes étudiants qui, eux, réclament, au contraire, un bouleversement brutal des structures sociales… Comme par exemple les partisans du «socialisme arabe» ! Ont-ils seulement pris la peine de voir de Près quel socialisme nous sommes en train de construire, avant de proférer des jugements définitifs? Ils réclament la réforme agraire. Mais, au fait, qu’entendent-ils par une telle réforme? S’agit-il d’édicter une loi aux termes de laquelle les terres seraient confisquées et distribuées, leurs propriétaires jetés en prison; la mesure enchanterait naturellement les masses déshéritées, toujours sensibles à la déchéance des grands ou des riches. S’il en est ainsi, je vous dirai franchement que je ne suis pas prêt à faire de telles « révolutions», que je considère comme des diversions encore qu’elles soient monnaie courante dans d’autres Etats. Nous savons quelles rancoeurs il en est ré­sulté dans ces pays et la chute de production qui s’en est suivie, si bien qu’il a fallu parfois importer de l’étranger le blé auparavant produit sur place. Sous prétexte de mettre fin à l’exploitation du Peuple, on avait arraché à sa terre un agriculteur rompu aux travaux des champs, pour mettre à sa place un militaire incompétent, ce qui traduit par un surcroît de misère pour le peuple.

 

Nous Sommes, quant à nous, pour une juste redistribution des ri­chesses, mais nous entendons également éviter les inextricables auxquelles conduisent des mesures prématurées. Une immense réforme agraire est en marche en Tunisie. Nous avons sur les bras au­jourd’hui des centaines de milliers d’hectares non encore pleinement ex­ploités. (Les anciennes terres habous, les biens des Zaouias, les terres de colonisation, les terres collectives). A quoi bon nous encombrer en plus des fermes de Tahar ben Ammar ou M’Hamed Chenik qui sont bien exploitées ? Nous n’en avons pas encore fini avec la réorganisation, la mise en valeur et la redistribution des terres habous, ce qui exige des investissements énormes et des cadres, dont nous ne disposons pas en quantité suffisante. Les cent cinquante mille hectares de terre dont je vous parlais tout à l’heure requièrent aussi tous nos soins pour être ex­ploités convenablement. Ce qui importe par-dessus tout, ce n’est pas de substituer un Tunisien au colon français: il faut encore maintenir et si possible augmenter le niveau de la production et répartir, plus justement le revenu national. Il s’agit, en effet, de terres dont le rendement était élevé par suite des techniques mises en oeuvre pour les exploiter. Il faut à tout pris éviter leur amoindrissement. Il y a 30 ans, au cours de mes tournées dans les régions de Mateur et de Béja,  je contemplais les champs cultivés et j’étais frappé par le contraste qu’offraient les propriétés agri­coles. A côté des fermes prospères des colons, la  glèbe du fellah paraissait bien minable. Il ne pouvait en être autrement, dès lors que le colon avait sur sa propriété des techniciens à pied d’oeuvre et toute une organisation pour les travaux et les soins de la terre, tandis que le fellah se contentait de labourer et abandonnait ensuite son champ aux aléas du ciel.

A nos jeunes utopiques, nous disons voilà la situation telle qu’elle se présente. Il faut prendre connaissance des pour éviter les jugements précipités. A l’heure actuelle, nous éprouvons des difficultés pour exploiter toutes les terres domaniales. Nous nous employons à former des cadres techniques de toutes sortes: ingénieurs agricoles, sous-ingénieurs, contremaîtres, conducteurs, mécani­ciens. Nous savons également l’importance des cadres administratifs. On parle beaucoup de coopératives agricoles. Se rend-on bien compte des aptitudes que requiert le poste de directeur de coopérative? Confier les intérêts d’une telle organisation à un directeur incapable, c’est la condamner à la faillite. Et c’est bien la raison pour laquelle nos anciennes sociétés coopératives, telles que «la Renaissance Economiques », ont fais faillite. Il ne suffit pas de grouper des parcelles de terre pour constituer une coopérative. Il faut aussi des hommes capables de la diriger. Ces hommes, nous sommes en train de les préparer en leur assurant une for­mation administrative et technique, en leur permettant de suivre des stages à l’étranger. Nous nous efforçons de tirer profil des expériences des autres pays, qu’ils appartiennent au monde socialiste ou au monde capitaliste. En nous appropriant tous les bienfaits de la technique agri­cole et administrative pour nous assurer les plus grandes chances de succès, nous poursuivons justement le but que préconisent nos jeunes censeurs, qu’ils se réclament du socialisme arabe ou marxiste.

 

Nous nous acheminons vers le socialisme. Mais nous n’aimons pas les gestes spectaculaires baptisés «révolutions» qui ne sont souvent que de la poudre aux yeux. Il s’agit d’une oeuvre sérieuse et de longue haleine. Déjà la laïcisation et la distribution des terres habous, impriment au régi­me foncier en Tunisie des modifications profondes. Nous sommes en train d’accomplir du travail sérieux et nous refusons de tromper l’opinion par des mots sonores ou des mesures spectaculaires qui n’apportent au peu­ple qu’une excitation malsaine bientôt suivie de déception. Nous voulons bâtir du solide; nous allons vers le socialisme, mais pas à pas, en employ­ant la stratégie qui nous a permis d’arriver à l’indépendance politique. C’est ce qu’on a appelé la voie destourienne (ou tunisienne) vers le socialisme.

S’il est naturel que les jeunes soient portés à la critique, celle-ci ne devrait pas reposer sur les slogans ou les théories qu’ils se lancent à la tête lorsqu’ils se réunissent au 115 du Boulevard Saint Michel à Paris. Qu’ils viennent voir ce qui se passe en Tunisie. Une véritable révolution est en marche. Bien entendu, nous ne faisons pas grand tapage autour de notre oeuvre et plus d’une ambassade nous en a exprimé son étonnement. Notre réponse était simple; nous sommes trop absorbés par les réalisations pour nous occuper de publicité et de propagande. Mais peut-être faudra-t-il qu’un jour une équipe se consacre à faire connaître aux Tunisiens mêmes l’oeuvre accomplie, on en voie de l’être. Nous serions heureux que des hommes de bonne foi viennent voir eux-mêmes notre travail et nous en fassent ensuite la critique objective

Mais nous savons que parmi ceux qui dénigrent notre œuvre, qu’ils soient jeunes ou vieux, il en est qui visent à exploiter le malaise et le mécontentement pour assouvir des rancunes personnelles ou arriver à des fins inavouées. Leur but est de gêner le fonctionnement de l’Etat et leur haine s’exacerbe au spectacle de son succès. Comment porter remède à pareil état d’esprit ? Seule une action radicale s’impose : les mettre hors d’état de nuire. Parasites insidieusement tapis dans un organisme sain, ils n’attendent qu’une occasion pour réapparaître. Frapper est le seul moyen de les empêcher de poursuivre leur travail de sape. Pour qui a foi dans sa mission, qui croit au succès de cette mission et aperçoit les pas de géant accomplis en sept ans par le pays, il n’y a point de place pour l’indulgence ou la pitié a l’égard de ces microbes.

Mais il est heureux pour ce peuple qu’il s’agisse non pas même d’une minorité – le mot serait trop flatteur – mais de quelques unités qui se compteraient sur les doigts. J’ai pu m’en rendre compte directement moi-même et M . Bahi Ladgham a pu s’en assurer au cours de la visite qu’il vient d’effectuer dans le Sud. Le corps de la nation demeure sain.

Nous devons cependant prendre garde et protéger notre jeunesse contre les menées de ces éléments subversifs. Il s’agit d’agents à la solde du parti communiste français qui, sous couvert d’études universitaires, s’introduisent dans les rangs des étudiants pour mieux accomplir leur sinistre besogne.

Il m’a été donné, il y a quelques jours, de lire le texte d’un tract publié par ces prétendus étudiants. S’ils n’avouent pas être communistes, sachant combien ce terme éveille de suspicion; ils n’hésitent pas a accuser le régime tunisien de corruption et de favoritisme. Une telle accusation est absolument contraire à la réalité.

S’il y a  une chose qui distingue la Tunisie de beaucoup d’autres pays récemment venus à l’indépendance, c’est bien l’honnêteté et la propreté de ses gouvernants et de ses cadres. Les ministres ne s’y enrichissent pas. Ils ne font pas fortune en accédant au pouvoir. En quittant le gouvernement, ils ne sont pas plus riches que le jour où ils y sont entrés. La concussion en Tunisie est bannie à tous les échelons de la hiérarchie administra­tive.

 

Voulant porter atteinte au prestige du Chef de l’Etat, certains évo­quent, sans craindre le ridicule, ses prétendus palais. Dans un régime Pré­sidentiel, il est normal que le Chef de l’Etat prenne des contacts fréquents et directs avec le peuple, et qu’il dispose, partout où il se rend, d’un loge­ment décent. Du reste, il ne s’agit la plupart du temps que de vieilles résidences réaménagées, comme c’est le cas au Kef ou à Sfax. Contre l’homme qui a sacrifié sa Jeunesse et consacré sa vie à la cause nationale, on murmure de telles accusations sournoises, comme s’il avait détourné à son profit les deniers publics. Sous prétexte qu’il y a encore des gourbis en Tunisie, veut-on que je fasse d’une masure ma résidence ?

 

Avant d’en terminer avec ce chapitre, je dois ici ouvrir une parenthèse. Au cours de la manifestation par laquelle le peuple de Tunis a condamné la conjuration de décembre, on a vu une banderole où il était question d’un domaine agricole appartenant à Masmoudi. Cela pouvait laisser entendre que celui-ci avait acquis une grande propriété à la faveur de son passage au gouvernement. On a parlé même d’un palais. S’il est vrai que Masmoudi a été indiscipliné envers le Parti et injuste envers le Chef de l’Etat, ce qui lui a valu l’exclusion, je dois néanmoins à la vérité de faire la lumière sur ce point. Non, Masmoudi n’a pas acquis malhonnêtement cette maison. Il s’agit d’une vieille résidence entourée de cinq ou six hec­tares de terre qu’il n’aurait pu acheter si je ne l’avais moi-même aidé. Je considère, en effet, qu’il est de mon devoir d’aider un homme qui n’a pas de fortune et qui a rendu dans le passé des services appréciables, que ce soit durant la lutte, lors des négociations franco-tunisiennes ou au gouvernement. Sans mon aide, il n’aurait jamais pu se rendre acquéreur d’un logement décent, car, on ne fait pas fortune quand on est ministre de Bourguiba.

C’est par un souci de vérité et de justice que j’ai tenu à rappeler un geste que j’ai d’ailleurs accompli en faveur d’autres collaborateurs sur les fonds qui me sont spécialement alloués: je ne le regrette pas­

Deux séries de mesures prises par le gouvernement ont suscité égale­ment, je le dis en toute honnêteté, des murmures.

La première concerne les licences de transport. Vous savez qu’au lendemain de l’indépendance, un grand nombre de ces licences furent dis­tribuées à d’anciens résistants. C’était là une erreur, bien que les circons­tances dramatiques où nous avait plongés la subversion youssefiste nous aient imposé cette solution que nous avons toujours considérée comme provisoire. Nous fûmes amenés par la suite à décider le retrait de ces licen­ces pour permettre la création de sociétés régionales de transport, prélu­dant à nue société nationale de transports routiers. C’est alors que Lazhar Chraïti, Sassi Lassoued et certains autres commencèrent l’un à comploter, l’autre à préparer la subversion. Ces licences étaient à leurs yeux un droit acquis.

D’ailleurs cette question de licences de transport nous avait créé beaucoup d’ennuis. Des militants en demandaient pour des tonnages de plus en plus importants. Une psychose s’était créée. Les licences étaient cédées en location et leurs titulaires, parce qu’ils étaient d’anciens résis­tants, se complaisaient dans une oisiveté totale. Mais le nombre des licen­ces que l’Etat pouvait distribuer était forcément réduit. Nous ne pouvions satisfaire toutes les demandes et il y eut nécessairement plus de mécontents que de nantis.

Le problème est à présent réglé. Partout, des sociétés régionales ont été mises sur pied. Il ne reste plus qu’à créer celle de Tunis qui pose des problèmes Plus délicats. En tout état de cause, d’ici quelques semaines, les transports seront gérés sur tout le territoire de la République par des organismes publics dont l’unique souci sera de servir au mieux les intérêts de la collectivité.

La seconde série de mesures qui a suscité des critiques a trait à la dis­tribution de terres confisquées aux collaborateurs condamnés par la Haute Cour ou appartenant aux Domaines de l’État. Les mettre aux enchères, c’eût été permettre aux plus offrants, donc aux plus riches, de les acquérir. Les céder gratuitement, c’eût été inévitablement faire des mécontents. Nous, les avons donc allouées à certains militants contre engagement à en acquitter le prix en vingt annuités. Il y eut quand même des mécontents: tout le monde se disait disposé à accepter les conditions de la vente. Aussi ai-je dernièrement chargé M. Ladgham de résoudre les problèmes posés par ces terres, qui sont en tout et pour tout au nombre de quatorze, et dont les superficies s’échelonnent entre quatre hectares et quatre cents hectares. Les solutions envisagées sont diverses selon les cas. Si la superficie est petite, si son rendement couvre les besoins de la famille de l’acquéreur, si en outre celui-ci exploite rationnellement, la cession sera considérée comme définitive, sous réserve qu’il s’acquitte des annuités. Mais si la terre est mal exploitée ou si elle est trop importante pour être le lot d’une seule famille, elle sera reprise par l’Etat et fera l’objet d’une exploitation communautaire, c’est-à-dire qu’elle sera érigée en unité de production ou en constituera le noyau. De la sorte, un nombre plus important de citoyens bénéficieront de l’exploitation de ces telles.

Ainsi, il n’y a pas de place en Tunisie pour le favoritisme, la féodalité ou la concussion. La caractéristique de ce régime est l’honnêteté de tous ceux qui exercent le pouvoir ou assument la moindre responsabilité dans l’Etat. Cela ne veut pas dire pour autant qu’on n’a jamais relevé de malversation; cela veut dire que chaque fois qu’un délit de concussion est établi, l’État frappe durement le coupable, cela signifie que l’Etat ne ferme pas les yeux, ne se rend pas complice de la concussion. Le coupable est tou­jours châtié, même quand c’est un commandant de la Garde Nationale ou un délégué de gouverneur, même quand ce délégué s’était distingué dans la résistance. L’Etat est propre et les étrangers qui visitent la Tunisie ne manquent pas de le souligner. Seule l’ignore ou feint de l’ignorer cette poignée d’étudiants qui est à Paris noyautée par des élément, de mauvaise foi. Qu’ils viennent donc en Tunisie, qu’ils s’informent, qu’ils se livrent à des enquêtes. Qu’ils se donnent la peine de venir voir et de nous présenter leurs suggestions s’ils sont réellement animés de l’ambition de servir le peuple. Toutes les autorités qui, elles aussi, nourrissent les mêmes ambitions, se feraient un plaisir de les aider.

Ce n’est pas parce que nous sommes convaincus d’avoir raison que nous devons faire fi des critiques. Nous sommes disposés à les prendre en considération dans la mesure où elles, se révèlent justifiées.

Si certains n’approuvent pas notre méthode d’action, qu’ils nous en indiquent une autre plus valable. Qu’ils viennent exprimer leur point de vue! Nous n’avons jamais fermé la porte à la discussion.

D’aucuns parlent d’atteinte aux libertés démocratiques et insistent sur le rôle de la liberté d’expression comme soupape de sûreté. Mais nous avons laissé une place tellement démesurée aux soupapes de sûreté qu’on a fini par manquer de respect au Chef de l’Etat en colportant sur son com­pte des accusations inexactes ou des appréciations impertinentes.

 

Sur ces difficultés, j’ai tenu à appeler l’attention du Conseil Natio­nal dans sa présente session. Nous avons à en tenir compte. Notre dé­termination en viendra à bout, dans la mesure où notre Plan se dévelop­pera régulièrement et où nous poursuivrons notre lutte contre le sous-développement jusqu’à la victoire.

Le socialisme destourien dont nous avons fait le fondement de notre action, ne diffère guère, dans ses objectifs du socialisme soviétique, chinois ou yougoslave. Seules diffèrent les méthodes d’action. D’ailleurs, celles mises en oeuvre dans les autres pays sont périodiquement en fonction des obstacles et des échecs enregistrés. Seul demeure inchan­gé l’objectif: créer une société prospère et moderne dans laquelle les richesses seront équitablement réparties. Pour n’importe quel socialiste sincère, le socialisme, quelles qu’en soient les appellations, les voies ou les méthodes, ne saurait avoir une autre signification.

La formule que nous avons adoptée ne peut être jugée que sur ces résultats. Peut-on dire que ceux-ci sont nuls, que la situation du pays a accusé un recul, ou qu’elle est restée stationnaire? Voilà ce que les militants, tout comme les autres Catégories de la Nation, commerçants, industriels, hommes d’affaires, étudiants, doivent méditer. Voilà aussi pourquoi, en dépit des ébullitions, des troubles, des convulsions, signalés un peu partout dans le Tiers-Monde, la Tunisie garde sa stabilité, sa force, grâce à la cohésion de son peuple, à la confiance de l’immense majorité des Tunisiens dans les hommes de bonne volonté qui, à la tête, de l’État, travaillent sans relâche pour arracher le pays au sous-développement.

Une préoccupation s’est manifestée chez les militants à la suite du complot de décembre. Parmi les éléments qui ont trempé dans le complot figurent quelques officiers de l’armée. Ce qui ajoute encore à la consternation est que l’année a été toujours l’objet d’une grande sollicitude. Le peuple était fier. Des crédits importants lui sont consacrés dans le budget de l’État. Le pays a consenti de lourds sacrifices pour la doter d’un armement moderne. Malheureusement, certains de ses ca­dres se sont laissés influencer par les événements qui ont agité plusieurs pays récemment venus à l’indépendance, sous prétexte de redresser la situation ou d’instituer un régime plus valable, certains cadre, de l’armée en sont venus à envisager l’utilisation contre le gouvernement des armes qui leur étaient confiées. Si le putsch avait réussi, c’eût été l’anarchie.

Mais le premier moment de stupeur et de colère passé, les Destouriens comprirent. Au premier mouvement d’indignation contre l’ensemble de l’armée et des officiers, succéda vite une vision claire et raisonnable des choses. On était loin de la situation de certains pays où les conjurations militaires sont monnaie courante, mal endémique. Il s’agissait ici d’une intime minorité d’officiers dont l’armée tunisienne n’avait pas lieu d’être fière. Je vous ai parlé dans mon discours du 18 janvier des tares qui affligeaient ces alcooliques et ces simples d’esprits. D’ailleurs, l’armée elle même a été douloureusement surprise de leur comportement et en a conçu de la honte. Cela, le peuple le sait. Il n’oubliera jamais les hauts faits de notre armée, dans les batailles de Sakiet, de Remada, de Aïn Takkouk, de Bizerte. Il connaît les actes d’héroïsme de nos soldats, les sacrifices consentis sans murmure. Il connaît leur dévoilement lors des sinistres qui se sont abattus sur le pays et la part active qu’ils ont pri­se dans le reboisement du territoire. Il sait que cette armée est sienne comme l’armée sait qu’elle est le bouclier et le rempart du peuple. L’armée de son côté est pleinement consciente de la noblesse de sa mission au sein de la communauté nationale. Plus que toute autre, sa fonction exige le sens du sacrifice, l’abnégation.

Voilà ce qui demeure après la première émotion. Voilà ce dont je suis profondément convaincu et ce que je n’aurais jamais proclamé si le moindre doute m’avait effectué. L’armée tunisienne se porte bien; le peuple tunisien a le droit d’en être fier comme nos forces ont le droit d’être fières de cet Etat dont elles assurent la défense.

Mais, nous devons tirer la leçon de l’événement. Nous devons empêcher les éléments nocifs de s’infiltrer dans cet organisme. Disposant de la force des armes, ces éléments y seraient plus dangereux que dans n’importe quelle autre position. Vigilance, tel doit être le mot d’ordre. Si le complot de décembre dernier comporte un élément positif, c’est bien là qu’il réside. Tout en poursuivant avec une volonté accrue notre marche dans la voie de la planification, tout en continuant de lutter contre le sous-développement, nous redoublerons de vigilance à l’égard des éléments destructeurs. Nous opposerons aux virus une barrière infranchissable.

L’armée n’étant qu’un ensemble de civils en armes, nous devons y travailler aussi à la promotion de l’homme. Ainsi, nous œuvrons pour la promotion nationale tout entière. Il est donc nécessaire de relever son niveau intellectuel, civique et social. Un officier en uniforme dispo­sant d’une arme doit, plus qu’un simple civil, plus même qu’un militant destourien, posséder une maturité d’esprit à la hauteur de ses responsa­bilités. Un défaut de maturité peut, en effet, avoir chez le militaire des conséquences incalculables. Aussi, ne doit être admis dans l’armée que celui qui est animé de l’esprit de sacrifice, qui a le sens de la discipline et qui accepte d’être pour le Peuple, la Nation et à la fois leur glaive et leur bouclier. Si un militaire ne se trouve pas dans ces dispositions, il devra rendre son uniforme, sans pour autant être chassé de la communauté nationale.

C’est dans cet esprit que s’exercera l’effort de vigilance et de promotion que nous entendons entreprendre. Le peuple tunisien tout entier pourra ainsi être assuré que tous les représentants de la force publique – soldats, gardes nationaux, police – constituent pour le citoyen et la patrie une protection sans faille.

Par ailleurs, l’événement nous a amené à réfléchir à une réforme nécessaire des rouages du Parti et de l’État afin de leur assurer plus d’efficacité dans leur fonctionnement respectif et dans leur coopération entre eux. Sans toucher aux hommes, on peut, en changeant les méthodes de travail et les modalités de liaison, accroître leur efficience, leur capacité de conception et de réalisation. De même, en augmentant le rendement des appareils de l’Etat et du Parti, nous renforcerons par là, même, le sen­timent de sécurité dans le pays, car, la force de l’État ne réside pas dans les mesures de prévention ou de répression, mais dans le libre consentement des citoyens et l’harmonieuse conjugaison des efforts autour du pouvoir. Les citoyens sont ainsi plus étroitement associés à la gestion de la chose publique. Entre eux et les responsables, un dialogue s’instaure, ininterrompu. Dialogue entre le sommet et la base, compréhension réciproque, voilà le moyen de réaliser le plus sûrement la promotion nationale. C’est ainsi que le citoyen apprendra à voir, au-delà de son intérêt du pays tout entier.

C’est dans cet esprit que sont envisagés certains aménagements dans les organes du Parti et de l’Etat et dans leurs rapports entre eux. Ces modifications ont été étudiées hier par le Gouvernement et le Bureau politique réunis. Certaines pourront intervenir dans le courant de l’année qui nous sépare du prochain Congrès. Celui-ci pourra alors se pro­noncer sur le vu de l’expérience qui en aura été faite.

Ces réformes, que vous aurez à examiner avant le Congrès visent d’abord à élever le niveau des responsables du Parti à tous les échelons. Avant l’indépendance, nous recrutions à tour de bras pour administrer à la France la preuve que nous représentions des masses considérables. Si le Vieux Destour y allait de ses pétitions qui faisaient le tour des souks pour recueillir des signatures, nous délivrions à nos adhérents la carte du Parti qui porte le drapeau tunisien. Et de fait, cette carte témoignait d’une appartenance à notre mouvement, donc d’une hostilité de la colonisation. Aussi, en acceptant d’entrer au Parti et en recevant sa carte de membre, l’adhérent devenait-il un véritable combattant. Cet­te carte lui attirait le plus souvent les pires ennuis. C’était en fait une option. Plutôt que de vivre en paix, le Destourien choisissait la lutte, les difficultés, la répression, le sacrifice.

Mais, depuis, le Parti a assumé de nouvelles qui sont autrement complexes. Exercer le pouvoir est, en effet, autre chose que faire de l’agitation, ou tenir ferme devant la répression. Auparavant, il était seulement question de manifester, de soulever les sentiments popu­laires et d’attendre ensuite le mûrissement dans les prisons ou en exil, sans fléchir. Mais l’édification d’un Etat exige d’autres vertus. Outre des méthodes de travail différentes, il y faut un discernement sûr qui permet les options majeures, une maîtrise de soi qui plie le sentiment à la loi de la raison, et c’est cette lutte de tous les instants contre soi-même que le Prophète a appelée le combat suprême.

Il s’agit entre autres d’améliorer ainsi le niveau des membres du Congrès pour les mettre à même de choisir avec discernement les hommes du Bureau politique et de discuter valablement des intérêts du Parti. Il s’agit donc de relever celui des cadres de base qui sont appelés à choisir les délégués au Congrès. A l’enthousiasme, il est nécessaire que se joi­gne la maturité politique.

Le Parti et l’Etat ne pourront qu’y trouver leur compte. Le Destourien recevra au début le titre de membre adhérent. S’il fait la preuve de ses capacités et de sa compétence ou s’il a reçu une formation suffisante à l’école des cadres, il est promu «membre actif», c’est-à-dire militant. Chaque année, une sélection s’effectuera parmi les membres adhérents pour constituer une nouvelle promotion de militant­

Le Destourien comprend ainsi qu’en travaillant, il peut accéder à la qualité de membre Pour ce qui concerne le choix des membres actifs, nous voulons qu’il s’effectue avec rigueur. Aucune complaisance ou partialité ne sera tolérée. Ce choix pourra être fait par les responsables régionaux, avec droit d’appel auprès du Bureau Politique.

Nous espérons que cette réforme contribuera à relever sensiblement le niveau des hommes du Parti et à en dégager une élite enthousiaste ci efficace. Elle permettra aussi d’établir un courant de vie permanent dans le Parti par l’espoir de promotions successives susceptibles de conduire jusqu’aux responsabilités suprêmes. C’est bien là la démocratie.

Je vous demande de réfléchir à la question. Vous avez toute lati­tude pour apporter à la formule que je propose les modifications qui vous paraissent souhaitables.

Pour ce qui concerne le Bureau Politique, il sera peut-être envisagé de l’élargir pour créer une sorte de Comité Central. Il devra comprendre des éléments anciens et nouveaux, car, nous ne voulons pas qu’il reste la chasse gardée des «anciens combattants» c’est-à-dire de ceux qui ont fait de la prison. Nous aimerions y voir accéder des hommes à la fois compétents et sincères, parmi lesquels le Président choisira les membres d’un praesidium permanent qui pourra s’appeler le Bureau Politique.

 

Une autre question de grande importance est celle de la dualité gouverneurs-délégués du Parti. Elle pose des problèmes de préséance toujours délicats. Faut-il donner le pas au Gouverneur,    représentant de l’Etat ou au Délégué du Parti qui est à l’origine de 1’Etat. Il en résulte bien des difficultés. Nous n’oublions pas que les délégués du Parti ont rendu des services éminents. Leur désignation représente un progrès certain par rapport à l’ancienne organisation, reposant sur les présidents de fédération, qui entravait les rouages du pouvoir ‘à l’échelle régionale. Mais le moment est venu de mettre fin à cette dualité, à ce bicéphalisme. Une bonne gestion des affaires publiques ne saurait s’accommoder des tiraillements qui en résultent. Il est donc préférable d’unifier l’autorité régionale. Il y aurait seulement à créer, auprès du gouverneur, une as­semblée régionale de coordination dont j’exposerai le rôle et la composition. Les gouverneurs aussi sont destouriens. Notre seul objectif ici est l’efficacité. En tant que Chef de l’Etat, et aussi en tant que Président du Parti qui a donné naissance à cet Etat, je pense que le seul représen­tant du pouvoir central dans la région est le Gouverneur.

Le Gouverneur sera assisté d’une commission régionale élue par les sections du Parti et des organisations nationales. A cette commission seraient adjoints des techniciens et peut-être aussi quelques personnalités désignées par le Gouverneur. Ce sera en quelque sorte la fusion du Comité de Coordination et du Conseil de Gonvernorat. Ces deux assemblées n’auront plus désormais à faire chacune cavalier seul. Dans une même enceinte seront discutées les décisions à prendre, les budgets à établir entre les hommes du Comité de Coordination, les représentants des cellules et des organisations nationales, les personnalités de la région et les techniciens de divers ordres, soit environ quarante membres. Au sein de cette commission unique se fera la véritable coordination entre les programmes régionaux et les programmes d’Etat.

Destourien ou syndicalistes, commerçants ou agriculteurs, étudiants ou militantes de l’U.N.F.T., ils sont avant tout des Tunisiens et des patriotes . Leur conscience doit pouvoir se hausser à l’échelle natio­nale et dépasser les limites de la profession ou de l’intérêt de classe. Une organisation nationale n’est pas autre chose qu’une partie d’un tout qui est la Nation. Et l’Etat, dont la tâche est de veiller à l’intérêt commun, peut être amené à limiter les avantages de certains individus ou de certains groupes au profit de la communauté.

C’est une optique nouvelle qui doit prendre la place de l’ancienne conception de la lutte des classes. Désormais, la devise «autant de pris sur l’ennemi de classe» n’a plus cours. Embarqués tous ensemble sur la même galère, nous sommes condamnés ou à la faire flotter ou à faire nau­frage avec elle. Nous devons tirer notre barque des sables du sous-développement où elle est enlisée. Nous devons nous engager ensemble dans les voies du progrès et de la Prospérité. La fraude et la tricherie, fruits de l’égoïsme, ne sont plus de mise.

C’est sous cet angle qu’il est nécessaire  désormais d’envisager les choses et de regarder les hommes. Cette conception doit s’imposer à tous, au sein de l’État, du Parti ou des organisations nationales.

La future commission régionale, qui réunira des représentants du Parti et des organisations nationales en même temps que des techniciens, accomplira donc sa tâche de coordination sous l’égide du Gouverneur. Le concours de représentants des différentes couches de la population simplifiera qu’en fait, chaque membre de la communauté nationale, chaque formation intéressée prend part à l’activité de cette commission et aux responsabilités qu’elle assume.

Telles sont les idées que je voulais livrer à votre réflexion à l’ouverture de ce Conseil National. Grâce à de telles consultations, grâce à votre réalisme et à votre bonne volonté, grâce aussi à la détermination du peuple tout entier, nous gagnerons la bataille et nous construisons un Etat moderne où les hommes seront libres, non seulement en droit, comme le dit la Constitution, mais en fait, puisque, grâce à un niveau de vie convenable, ils seront en mesure d’exercer leurs droits.

Habib Bourguiba

Tunis, le 2 mars 1963

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